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23 mars 2012 5 23 /03 /mars /2012 13:35

Muse-Gibran-Bcharre--Ibrahim-Chalhoub.jpg                                                    Photographie de Gibran © Ibrahim Chalhoub

 

Le Poète


Je suis un étranger dans ce monde et il y a, dans mon exil, une sévère solitude et un pénible isolement. Je suis seul, mais dans cette solitude, je contemple un pays inconnu et enchanteur, et cette méditation emplit mes rêves des fantômes d'un grand et lointain pays que mes yeux n'ont jamais vu.

Je suis un étranger au milieu de mon peuple, et je n'ai pas d'amis. Lorsque je vois quelqu'un , je me dis en moi-même : « Qui est-ce, comment l'ai-je connu, pourquoi est-il ici, et quelle loi m'unit à lui ? »

Je suis un étranger envers moi-même, et lorsque j'entends parler ma langue, mes oreilles s'étonnent de ma voix. Je vois mon moi intérieur sourire, pleurer, braver et craindre. Et mon existence s'étonne de ma substance tandis que mon âme interroge mon coeur. Mais je demeure inconnu, enfoui dans un effrayant silence.

Mes pensées sont des étrangers pour mon corps et lorsque je me tiens devant un miroir, je vois sur mon visage quelque chose que mon âme ne voit pas et je trouve dans mes yeux ce que mon moi intérieur n'y a pas découvert.

Lorsque je me promène, le regard vide, dans les rues de la bruyante cité, les enfants me suivent en criant: voici un aveugle. Donnons-lui une canne pour qu'il cherche son chemin à tâton. « Lorsque je les fuis, je trouve un groupe de jeunes filles, et elles s'accrochent à mes vêtements en disant:« Il est sourd comme un roc. Emplissons ses oreilles de la musique de l'Amour. « Et lorsque je m'écarte d'elles, une foule de gens âgés me montrent du doigt tremblant en disant: « C'est un fou qui a perdu l'esprit dans le monde des génies et des goules. »

Je suis un étranger dans ce monde. J'ai parcouru l'Univers d'un bout à l'autre, mais je n'ai pu trouver un endroit où reposer ma tête. Et je n'ai connu aucun des humains que j'ai rencontrés, ni un individu qui ait voulu prêter l'oreille à mon âme.

Lorsque j'ouvre à l'aurore mes yeux qui n'ont pas connu le sommeil, je me trouve emprisonné dans une sombre grotte au plafond de laquelle pendent des insectes et sur le sol de laquelle rampent des vipères.

Lorsque je sors pour trouver la lumière, l'ombre de mon corps me suit, mais l'ombre de mon esprit me précède et me ramène vers un endroit inconnu à la recherche de choses qui dépassent mon entendement, et elle s'empare d'objets qui n'ont pour moi aucune signification.

Le soir, je rentre et je me couche sur mon lit fait de tendres plumes bordé d'épines, je contemple en moi de troublants et heureux désirs et je ressens de pénibles et joyeuses espérances.

À minuit, les fantômes des temps révolus et les esprits des civilisations perdues s'insinuent dans les failles de la grotte pour venir me parler... Je les regarde et ils me regardent. Je leur parle et ils me répondent en souriant. Alors, je tente de les saisir, mais ils me glissent entre les doigts et s'évanouissent comme le brouillard qui s'étend sur le lac.

Je suis un étranger dans ce monde, et il n'est personne dans l'Univers qui comprenne le langage que je parle.Le dessin de bizarres souvenances se forment soudainement dans mon esprit et mes yeux font apparaître d'étranges images et de tristes fantômes. Je me promène dans les prairies désertes, j'observe les ruisseaux à la course rapide qui remontent de la vallée vers le sommet de la montagne. J'observe les arbres dénudés qui fleurissent et qui portent leurs fruits et qui perdent leur feuilles en un instant. Puis je vois tomber les branches qui se transforment en serpents mouchetés.

Je vois les oiseaux qui flânent là-haut en chantant ou en poussant des cris plaintifs. Puis ils s'arrêtent, ouvrent leurs ailes et se transforment en jeunes filles dévêtues à la longue chevelure. Elles me regardent de leurs yeux fardés et fous, et elles me sourient de leurs lèvres pleines, barbouillées de miel, et elles tendent vers moi leurs mains parfumées. Puis elles montent et disparaissent à ma vue comme des fantômes, laissant au firmament l'écho sonore de leurs railleries et de leurs rires moqueurs.

Je suis un étranger dans ce monde... Je suis un poète qui versifie la prose de la vie, et qui compose en prose ce que la vie versifie.

Pour cette raison, je suis un étranger, et je resterai un étranger jusqu'au moment où les ailes blanches et fraternelles de la mort me ramèneront chez moi dans mon beau pays. Là, où habitent la lumière, la paix et la compréhension, j'attendrai les autres étrangers qui seront sauvés de ce monde mesquin et sombre par le piège amical du temps.

   
Khalil Gibran                                                                                                                              

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  • : Pendant que le monde va à sa destinée… moi je reste là… sous les arbres avec mes musiques et mes souvenirs… parfois révoltée, parfois apaisée… mais vivante. © Gabrielle.Ségui -Textes non libres de droits- aout 2011
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