Si tu veux être grand bâtis ta citadelle
Loin de tous et très haut, bâtis-la pour toi seul
Qu'elle soit imprenable et vierge et qu'autour d'elle
Les monts fassent un rempart et la neige un linceul
Bâtis-la sur l'orgueil vertigineux des cimes
Parmi les chemins bleus de l'aigle et de l'éclair
Reine de marbre blanc dans une cour d'abîmes
Lys de pierre fleuri dans la splendeur de l'air
Si haut vers Dieu, si loin de ta fange première
Si loin, si haut que les cités clignant des yeux
Pensent voir un rayon de plus dans la lumière
Et ne sachent s'il vient de la terre ou des cieux
C'est là q'il faut bâtir l'asile de ton âme
Et pour que ton désir y soit la seule loi
Que rien n'accède à lui de l'éloge ou du blâme
Grave sur ton seuil le mot magique "Moi"
Puis de cents verrous, clos ta porte au vent qui passe
Ferme tes quatre murs au quadruple horizon
Et si le toit te pèse, ouvre-le vers l'espace
Pour que l'âme du ciel entre dans ta maison
Alors au plus secret de la mystique enceinte
Tu dresseras l'autel de fer, prêtre ébloui
L'autel de fer et d'or où ta volonté sainte
Doit célébrer ton rêve et s'adorer en lui
Chante. Nul n'entendra ton hymne, et que t'importe
Chante pour toi, ton coeur est l'écho de ton coeur
Les déserts élargis rendront ta voix plus forte
Les déserts chanteront pour te répondre en choeur
Chante l'amour sacré qui vibre dans tes moelles
chante pour le bonheur de t'entendre chanter
chante pour l'infini, chante pour les étoiles
et ne demande pas aux hommes de t'écouter
Seul, divinement seul, car l'exile c'est du rêve
C'est le lait de la force et le pain des vertus
c'est l'essor idéal d'un songe qui s'élève
Et le seuil retrouvé des paradis perdus
Tu n'as qu'une patrie au monde, c'est toi-même
Chante pour elle. Et sois ton but et sois ton voeu
Chante. Et quand tu mourras, meurs dans l'orgueil suprême
D'avoir vécu ton rêve et fait vivre ton Dieu
Edmond Haraucourt